• 24, 25, 26 et 27 octobre 1915

    [24 octobre] Le temps reste incertain et devient pluvieux aussi, en ce dimanche, je ne sors pas.

    Je lis. La lecture élève et console des misères d’ici-bas, et lorsqu’il pleut, que les feuilles tombent, quel passe-temps plus reposant que la lecture, quel ami plus sûr qu’un bon livre !...

    La ville serbe d’Uskub est prise par les Bulgares.

    On annonce la mort, survenue le 6 octobre dernier, de [René] Ernest Lucereau, tué au champ d’honneur, comme soldat au 24e Dragons. Ernest Lucereau, employé à la Société Générale de Blois, était de Vienne ; son père, actuellement, est receveur à l’octroi des Tuileries.

    [25 et 26 octobre] Paul Robert auquel j’ai écrit que je ne pouvais le recevoir – avec combien de regrets – au moment des fêtes de la Toussaint, m’écrit pour me dire combien il regrette, mais qu’il remet ce plaisir, certainement, à une autre fois.

    Et ce matin, à 7 heures, à Notre-Dame-des-Aydes, je vais à la messe que je fais dire pour son frère : Jean Robert, mort pour la Patrie.

    Et ce soir je reçois la lettre suivante de M. Robert, le père de Paul, de Lunéville ; lettre noble et belle entre toutes comme on le verra.

    « Lunéville, le 25 octobre 1915

    Mon cher ami,

    Nous avons été on ne peut plus touchés, madame Robert et moi, de la délicate pensée que vous avez eue de faire célébrer, dans un sanctuaire vénéré, une messe à l’intention de notre cher défunt. Nous venons de nous y associer et priant ensemble, nous nous trouvions réunis par la pensée implorant pour notre cher enfant la miséricorde de Celui qui pardonne à ceux qui l‘ont bien servi.

    Veuillez témoigner à madame votre mère tout notre respect et toute note reconnaissance pour avoir bien voulu s’associer à ce témoignage si précieux de votre sympathie.

    Depuis quelques temps déjà ma chère femme avec deux amies dévouées quitte chaque jour la maison pour aller approprier et orner de leur mieux les tombes si nombreuses hélas ! des vaillants défenseurs de Lorraine, tombés autour de Lunéville. C’est une rude tâche, je vous assure, mais pour laquelle le courage ne manque pas, et qui a été menée à un point vraiment admirable malgré toutes les difficultés. C’est le moins qui soit dû à ces braves qui, tombés les premiers ont, par leur sacrifice, épargné à d’autres régions, ce que nous avons souffert. Nos environs ont subi, ces jours derniers, encore, de terribles bombardements, qui semblaient être à l’entrée de notre ville. Que de victimes encore et que d’angoisses ! Que Dieu nous accorde enfin la victoire et la délivrance, mais elle paraît encore bien éloignée !

    Merci, mon cher ami, pour votre touchante sympathie et aussi pour l’affection si bienveillante que vous voulez bien témoigner à notre cher Paul ; que Dieu le garde !

    Veuillez présenter à madame votre mère l’hommage de mes sentiments les plus respectueux et me croire votre ami très reconnaissant et très dévoué.

    Henri Robert. »

    A cette lettre était jointe une carte de madame Robert à Maman.

    « Bien chère Madame.

    Permettez-moi de vous dire mon bien affectueux merci pour la messe à laquelle nous nous sommes tous unis ce matin à l’intention de notre fils Jean.

    Monsieur Legendre nous a toujours témoigné une si profonde amitié qu’elle nous est doublement précieuse dans les circonstances que nous traversons. Je prie Dieu de vous conserver à l’affection de votre fils. Mes filles me chargent de vous exprimer leurs sincères et respectueux compliments et joignent aux miens l’assurance de notre bien sincère et vive amitié. Restant bien unies à vous de tout cœur.

                                  H. Robert. »

    En arrivant à l’ambulance ce soir j’apprends que le pauvre Joseph Bouton, qui a été opéré d’un rein, que j’ai veillé l’autre lundi, et qui a été intoxiqué par le poêle à gaz par l’influence de l’infirmier, est mort ce tantôt à midi. Pauvre garçon !

    Je m’apprêtais à le veiller cette nuit.

    Je veille donc à la salle 2, qui est pleine de blessés, et où un blessé – paraissant assez âgé – a été opéré ce tantôt d’une légère fistule à l’anus.

    Avant de prendre mon poste de veille je vais voir les malades de la salle 3 ; il y a Leprêtre qui est revenu de Chitenay, à son grand regret, il m’en dit – très justement – du reste – tout le bien possible. Leprêtre est un brave pêcheur de la Manche, habitant avec sa femme et ses 3 enfants le port d’Etaples, à l’embouchure de la Canche ; il est très sympathique et très gai.

    La nuit se passe sans rien d’anormal, si ce n’est que je suis gelé.

    Au matin, un malade de la salle 3, âgé de 42 ans habitant Abbeville, me dit-il, me donne un fragment de rouleau de mitrailleuse boche avec ses cartouches chargées, pris à la dernière offensive de Champagne. Je l’en remercie, et cela me fait plaisir. En sortant il vente terriblement et il fait un froid de loup.

    Je me croise avec 2 petites bretonnes qui doivent être – je soupçonne – des parents du pauvre Bouton, originaire du Finistère.

     

    Bicyclette Vigneron

    La bicyclette H. Vigneron reine de la route ignore la panne.- Société française H. Vigneron, Paris… [affiche].- Louis Geisler, 1907.- Gallica.BNF, ENT DN-1 (GEISLER,L.)-FT6

     

    Malgré le vent froid et terrible qu’il fait je vais aux Montils – à bicyclette – aller et retour par la forêt que se rouille et se dépouille de plus en plus. Les bonnes femmes des villages environnants vont au bois mort ; les corbeaux croassent dans les airs. Un aéroplane passe, dans les rues, dans le plein de la tempête.

    Hier matin est mort à Paris : Paul Hervieu. Avec Paul Hervieu disparaît un maître des lettres françaises. La France ne l’oubliera pas.

    [27 octobre] Ce soir, à 2 heures, je vais, à l’ambulance 1 bis, aux obsèques de Joseph Bouton. Le cortège, encadré d’un détachement militaire, est le même qu’aux autres enterrements : la famille composée de la sœur et de la belle-sœur du défunt (en costume breton du Finistère), du conseil d’administration de la Croix-Rouge, des dames infirmières, quelques personnes, quelques soldats, 3 blessés de l’ambulance, etc. A la cathédrale la cérémonie – si cérémonie il y a – est vraiment courte. C’est la dernière des dernières classes. A ces pauvres garçons qui donnent largement leur vie pour la France et pour l’Église de France, qui souffrent – comme ce pauvre jeune homme – un vrai martyr dans leurs opérations et leurs blessures pour la France et l’Église de France, l’église devrait donner toute la pompe de ses cérémonies, de ses chants, de ses prières.

    Non ! Rien de tout cela ! Ces pauvres jeunes gens sont pauvres d’argent, mais riches de gloire, on leur jette à la hâte, précipitamment, pêle-mêle, quelques bribes de chants psalmodiés, quelques courtes prières, quelques gouttes d’eau bénites !... Ça y est !! Ce n’est pas long ! On entre à peine dans la cathédrale, près de la grande porte on dépose le corps, inutile de s’assoir car les grandes portes restent ouvertes et on repart aussitôt… C’est navrant ! Ma conscience juste se révolte devant tant d’inégalité.

    Le cortège conduit le corps jusqu’à la gare, d’où le chemin de fer l’emportera vers le petit cimetière du village natal, le petit cimetière breton perdu dans la lande aux ajoncs d’or, ombragé par le vieux clocher de granit… Qu’il aille, le cher enfant de l’Armor, y dormir paisiblement son dernier sommeil, bercé par le bruit de la mer, par le vent du large…. Qu’il y repose bien en paix, dans le sein de Dieu !...